L’Espagne sous la domination almoravide et almohade

Philippe Conrad
Historien, rédacteur en chef de la Nouvelle Revue d’Histoire

Si la domination musulmane sur l’Espagne dura, selon les régions, de trois à huit siècles, elle fut souvent ébranlée non seulement par la pugnacité des royaumes chrétiens du nord mais aussi, et surtout, par les événements qui secouaient alors le Maghreb. Si, dans la première moitié du XIIe siècle, les Almoravides, issus d’un ordre guerrier du Sud marocain, rétablirent à leur profit l’unité menacée d’Al-Andalus, ils en furent dépossédés une soixantaine d’années plus tard par une autre communauté musulmane, celles des Almohades, dont le rigorisme sera à son tour battu en brèche par la « Grande Reconquête ». Nous avons demandé à Philippe Conrad, auteur d’une Histoire de la Reconquista (Que sais-je ? 1998), de résumer pour nous l’histoire complexe de ces deux dynasties berbères et de préciser quel rôle fut le leur dans l’histoire de l’Espagne.


Le déclin du califat de Cordoue

Après avoir connu un brillant apogée sous les règnes d’Abd al-Rahman III et d’Al Hakam, le califat de Cordoue entre rapidement dans une période de déclin irréversible que ne peuvent masquer les succès militaires remportés sur les chrétiens par Muhammad ibn Abi’Amir al-Mansur. Quand les descendants de ce redoutable chef de guerre tentent de se substituer au calife ommeyade légitime, l’État cordouan sombre dans le chaos avant de disparaître en 1031. On voit alors s’établir sur les ruines du califat une vingtaine de principautés ; celles-ci, que les Espagnols désignent sous le nom de reinos de taifas – de l’arabe tawa’if, « factions » – sont bien incapables de résister durablement à la pression qu’exercent désormais sur Al-Andalus les jeunes royaumes chrétiens du nord. Exploitant les antagonismes qui les opposent, ceux-ci se contentent d’abord de jouer le rôle de « protecteurs » des princes musulmans contraints de leur verser un tribut mais, dès la fin du XIe siècle, l’Aragon menace Saragosse, le roi de Castille Alphonse VI s’empare de Tolède en 1085 et les jours du royaume musulman de Valence convoité par le Cid semblent désormais comptés. C’est à ce moment que l’irruption dans la péninsule Ibérique des Almoravides, suivie une soixantaine d’années plus tard par celle des Almohades, rétablit pour plus d’un siècle une situation d’équilibre entre islam et chrétienté et permet à l’Espagne musulmane de bénéficier d’un sursis inespéré, jusqu’à la « Grande Reconquête » de la première moitié du XIIIe siècle.


Les Almoravides, maîtres du Maroc…

Pasteurs, caravaniers et guerriers, les Lemtuna constituaient une tribu du groupe berbère Sanhadja et nomadisaient au Xe et au début du XIe siècle entre le Sud marocain et les rives du Sénégal. Proches des Touareg, ils portaient le voile, le litham, d’où leur nom de moulathimoun, les « Voilés » sous lequel ils étaient souvent désignés. C’est vers 1035 que le prédicateur malékite Abdallah ben Yacin entreprend d’imposer aux Lemtuna, islamisés superficiellement depuis deux siècles, un respect scrupuleux des préceptes du Prophète. Chassé par ses ouailles qui lui reprochent un rigorisme excessif, il se retire avec une poignée de fidèles dans un ribat, un fortin, installé sur une île proche de la côte mauritanienne pour y constituer une communauté religieuse. À l’écart du monde, les hommes du ribat prennent le nom de Morabitoun dont nous avons fait les Almoravides. L’afflux des fidèles transforme rapidement cette communauté d’ascètes en un redoutable ordre guerrier. Dans le monde impitoyable du désert, les Almoravides s’imposent rapidement aux différents groupes nomades de l’Ouest saharien contraints de leur payer tribut. Ils acquièrent rapidement une réputation d’invincibilité dont témoignera quelques années plus tard l’historien andalou El-Bekri : « Ils sont d’un intrépidité qui n’appartient qu’à eux seuls et se laissent tuer plutôt que de fuir. On ne se rappelle pas les avoir vus reculer devant l’ennemi… » Après s’être emparés de Sidjilmassa et d’Aoudaghost et après avoir conquis l’ensemble du Sahara occidental, les Almoravides prennent le Sous et Taroudant en 1056. Abdallah ben Yacin trouve la mort au combat trois ans plus tard. Yusuf ben Tachfin termine la conquête du Maroc et établit vers 1060, sur le cours supérieur de l’oued Tensift, au débouché des cols de l’Atlas, une base d’opérations appelée à devenir Marrakech. Meknès se rallie aux Voilés mais Fès, prise en 1063, se révolte et sa reconquête par les Almoravides est conclue par un effroyable massacre. Les Berbères Masmuda de l’Atlas, attachés à leur indépendance, opposent également une farouche résistance. Tlemcen tombe en 1079, Oujda en 1081. Ténès et Oran sont prises l’année suivante par les envahisseurs, qui poussent jusqu’à l’Ouarsenis et la vallée du Chélif, au centre de l’actuelle Algérie. Après la chute de Ceuta, qui appartenait au roitelet musulman de Malaga, les Almoravides sont maîtres en 1084 de tout l’ouest du Maghreb. C’est à ce moment que les princes musulmans d’Espagne se résignent à faire appel aux Voilés venus donner un nouveau souffle à l’islam occidental.


…viennent subjuguer l’Espagne musulmane…

Vainqueurs de Tolède, les Castillans se sont avancés plus au sud, ils ont ravagé Beja et Niebla, campé devant Séville et battu l’armée grenadine à Nivar. Demeurée musulmane, la vallée de l’Ebre paraît dangereusement exposée et, depuis le camp retranché d’Aledo, le Castillan Garcia Jimenez pousse des raids dévastateurs dans toute l’Andalousie orientale. Inquiet de la menace pesant sur son royaume – Alphonse VI s’est avancé dès 1082 jusqu’à Tarifa, à la pointe méridionale de l’Espagne – et poussé par une population mobilisée par des faqihs, les juristes-théologiens attachés au malékisme le plus strict, le roi de Séville Al-Motamid se tourne vers les Almoravides pour solliciter leur aide ; dès 1084, sa flotte les aide à s’emparer de Ceuta.

Les princes andalous ont longtemps hésité avant de mobiliser à leur profit les conquérants sahariens. Ils avaient tout à craindre de l’irruption en Espagne de ces « Barbares » issus du désert et hostiles aux raffinements de la civilisation andalouse mais la situation ne leur laissait guère le choix. Si l’on en croit la tradition, Al-Motamid trancha en prononçant la célèbre formule selon laquelle « il préférait être chamelier au Maghreb que porcher en Castille ». Embarqué à Ceuta, un corps expéditionnaire d’environ vingt mille hommes s’installe à Algésiras à la fin du mois de juin 1086. En octobre, l’armée africaine gagne Séville où elle se renforce des contingents fournis par les rois de Grenade, Malaga et Almeria avant de marcher sur Badajoz pour opérer sa jonction avec les forces de l’émir local Al-Motawakil. Le choc entre Musulmans et Castillans se produit le vendredi 23 octobre 1086 à Zallaqa (Sacrajas), à une quinzaine de kilomètres au nord-est de Badajoz. Les Almoravides sortent vainqueurs de la bataille mais n’exploitent pas ce succès, l’annonce de la mort de son fils contraignant Yusuf ben Tachfin à regagner le Maroc.


…non sans se heurter aux Catalans et aux Castillans

Le raid lancé l’année suivante par Alphonse VI contre Badajoz et la défaite subie par les Sévillans à Lorca quand ils tentent de reprendre Aledo encouragent les princes musulmans andalous à solliciter de nouveau l’intervention almoravide mais Yusuf échoue à son tour devant Aledo en 1089. Il repart pour l’Afrique, convaincu qu’il faut en finir avec les reyes de taifas dont les divisions risquent d’être fatales à la cause d’Al-Andalus. De retour en Espagne pour une troisième expédition en 1090, l’émir almoravide ne peut venir à bout de la résistance de Tolède mais entreprend, poussé par les fakihs locaux, de se débarrasser des différents roitelets andalous. Ceux-ci se tournent alors vers l’ennemi castillan pour solliciter son aide ; Al-Motawakil remet ainsi à Alphonse VI Lisbonne, Cintra et Santarem alors qu’Al-Motamid lui donne Consuegra et Cuenca, en lui promettant Tarifa en cas de victoire contre les envahisseurs marocains. Ceux-ci réagissent vigoureusement. Cir ibn Abou Bekr, laissé sur place par Yusuf ben Tachfin, envoie l’un de ses lieutenants conquérir Murcie, Dénia, Jativa, Almeria et Aledo, enfin prise aux chrétiens en 1091. La même année, la population de Cordoue se révolte et ouvre ses portes aux Voilés. Carmona et Albacete tombent à leur tour et Séville est assiégée. La victoire remportée à Almodovar, au pied de la sierra Morena, par le Castillan Alvar Fanez ne permet pas de sauver la ville, où Al-Motamid doit désormais compter avec l’hostilité de la population. Prise, Séville est mise à sac et le roi qui avait commis l’imprudence de faire appel aux Almoravides terminera ses jours quatre ans plus tard prisonnier à Aghmat, au sud de Marrakech. Al-Motawakil, dont le royaume de Badajoz est conquis en 1094, est mis à mort avec ses deux fils. La défaite subie par les Castillans à Consuegra en 1097, la mort du Cid – maître de Valence de 1094 à 1099 – suivie de la reprise de la ville en 1102 et le maintien de la domination musulmane sur la vallée de l’Ebre signifient alors qu’un coup d’arrêt a été donné à la Reconquista chrétienne. Quand Yusuf ben Tachfin s’éteint à Marrakech en 1106, le premier Empire berbère s’étend du Tage au Sénégal. La pression almoravide s’accentue au cours des années suivantes, ce dont témoignent la victoire remportée à Uclès en 1108 contre les Castillans, la prise de Talavera, de Madrid, de Guadalajara, de Lisbonne et de Santarem, la mainmise sur Saragosse en 1109 et la conquête des Baléares en 1115. Seuls l’échec subi devant Coimbra et la résistance de Tolède défendue par Alvar Fanez permettent aux chrétiens d’enrayer la poussée adverse vers le nord. Après avoir renversé pour vingt ans le rapport des forces au profit de l’islam, les Almoravides, dont la plupart des grands chefs de guerre ont disparu, se retrouvent pourtant sur la défensive. En 1114, ils subissent une lourde défaite face aux Catalans lors du combat de Martorell et, en 1118, le roi d’Aragon Alphonse Ier le Batailleur parvient à s’emparer de Saragosse dont il fait sa nouvelle capitale. Encouragé par ses succès, ce souverain animé par l’esprit de croisade bat les Almoravides à Cutanda, prend Catalayud et Daroca et lance, en 1125, un raid audacieux jusqu’à Grenade et Malaga. En 1134, la bataille de Fraga, au cours de laquelle Alphonse le Batailleur est mortellement blessé, est la dernière victoire remportée par les Almoravides. Leur domination sur l’Espagne musulmane est alors contestée et le roi de Castille Alphonse VII, conscient du mécontentement qu’inspire aux Andalous cette hégémonie étrangère va l’exploiter à son profit en s’appuyant sur Saif-al-Dawla – le Zafadola des chroniqueurs chrétiens – un descendant des souverains musulmans banu Hud de Saragosse. Renouer avec la politique des protectorats et des tributs lui semble plus opportun que d’espérer une reconquête purement militaire. Alors que la victoire d’Ourique apparaît, en 1139, comme une étape décisive de la reconquête du Portugal, les Castillans prennent Coria en 1142 et entrent dans Cordoue en 1146 mais Alphonse VII sait qu’il ne pourra conserver cette ville musulmane trop éloignée de ses arrières d’autant que, quelques mois plus tard, les premiers contingents almohades débarquent à Tarifa. L’Espagne musulmane de nouveau divisée était alors entrée dans la période dite des « secondes taifas » et les royaumes chrétiens entendaient bien exploiter cette situation nouvelle.


Intolérance et rigorisme

Les Almoravides étaient parvenus à rétablir à leur profit l’unité d’Al-Andalus qui connut sous leur domination de profondes transformations. La très relative « tolérance » dont avaient bénéficié les chrétiens mozarabes et les juifs à l’époque ommeyade disparut rapidement. Les juifs de Lucena durent ainsi verser une grosse somme d’argent pour échapper à la conversion et de nombreuses églises chrétiennes furent détruites. L’expédition conduite en 1125 jusqu’à Grenade par Alphonse d’Aragon, combinée avec un soulèvement des Mozarabes locaux, entraîne, lors de la retraite du Batailleur, le départ de dix mille d’entre eux vers le nord ; les chrétiens demeurés sur place sont en majorité déportés en Afrique du Nord pour y être installés près de Meknès et de Salé où l’interdiction de pratiquer leur religion entraîne la disparition rapide de ces communautés. Dans l’ensemble d’Al-Andalus, le nombre des chrétiens est désormais très réduit, à un moment où, dans le contexte général des croisades et des « réveils » religieux berbères, l’antagonisme entre islam et chrétienté atteint son intensité maximale.

L’allègement de la fiscalité qui pesait sur les populations musulmanes à l’époque des taifas fut globalement favorable à l’activité économique durant la période de la domination almoravide et le dirhem d’argent répandu dans tout l’Occident musulman apparaît comme une monnaie solide. Si l’époque des taifas avait été marquée par un effacement politique évident de l’Espagne musulmane victime de ses divisions, celle-ci avait conservé une vie culturelle extrêmement brillante. La conquête almoravide mit un terme à un certain art de vivre condamné par le rigorisme malékite et aux raffinements hérités de l’époque califale, ce dont témoignent les vestiges d’habitations remontant à cette période, qui avait vu Ali ben Yusuf, le fils et successeur de Yusuf ben Tachfin, ordonner la destruction des ouvrages d’Al-Ghazali, porteur des derniers feux de la pensée islamique.


Les Almohades s’imposent dans le Maghreb…

Au moment où l’Empire almoravide semble à son apogée, un nouveau « réveil » musulman vient bouleverser le Maghreb. Mobilisés à l’appel du mahdi ibn Toumert, les Almohades – al-muwahiddun, les « tenants de l’unicité de Dieu » – issus de la petite communauté religieuse réunie à Tinmel, leur nid d’aigle de l’Atlas, se sont lancés à la conquête du Maroc. Ces montagnards dont la base ethnique est constituée par les Berbères Masmuda l’ont emporté sur les premiers maîtres de Marrakech auxquels ils reprochent leur observance insuffisante des préceptes coraniques, leur attachement étroitement formaliste au rite malékite et le recours aux mercenaires chrétiens du Catalan Reverter. Animés par une mystique mobilisatrice, les Almohades ne peuvent que renouer avec le devoir de guerre sainte et porter secours aux musulmans d’Al-Andalus désireux d’en finir avec la domination almoravide sans devenir pour autant dépendants des chrétiens. L’ensemble du Maroc est pacifié en 1148, un an après la chute de Marrakech, et le pouvoir almohade s’impose rapidement dans tout le Maghreb et même au delà, jusqu’en Tripolitaine.


…et prennent pied en Andalousie

La situation d’Al-Andalus apparaît alors des plus confuses. Ibn Ghaniya s’efforce de maintenir à Cordoue un semblant de légitimité almoravide alors qu’Ibn Mardanish, un ancien lieutenant de Zafadola, se constitue à Valence et à Murcie une principauté musulmane indépendante. Dans ces conditions la première incursion almohade en Espagne, lancée en 1146, se termine dès l’année suivante par un repli temporaire sur l’Afrique du Nord. Au cours de la même année, les chrétiens marquent des points significatifs en s’emparant de Lisbonne et d’Almeria. Tortosa, à l’embouchure de l’Ebre tombe en 1148 et 1149 voit la chute de Lérida et de Fraga. Les dernières avancées vers le nord-est du terriroire d’Al-Andalus sont ainsi reconquises alors qu’Ibn Mardanish s’empare de Grenade et de Jaén. La perspective d’un effondrement de l’islam andalou se précisant, le calife almohade Abd al-Mu’min décide, en 1150, une intervention dans la péninsule Ibérique. En 1154, son fils Yaqub installe sa capitale à Séville. Almeria est reprise aux chrétiens en 1157 et Ibn Mardanish, vaincu près de Murcie en 1165, disparaît cinq ans plus tard. Pendant quarante ans, les royaumes chrétiens ibériques vont subir une formidable pression et sont contraints de concéder du terrain à l’ennemi musulman. Alcantara est prise en 1174, l’Extremadure est perdue et la ligne du Tage constitue la frontière militaire des deux camps. En 1177, la prise de Cuenca par les rois de Castille et d’Aragon réunis permet cependant de couvrir Tolède à l’est et constitue un tournant capital pour l’avenir de la lutte. En juillet 1195, les Castillans, alors en lutte avec les autres royaumes chrétiens, sont complètement défaits à Alarcos et perdent Trujillo et Plasencia l’année suivante. La prise de Majorque par les Almohades en 1203 enlève aux Almoravides l’un de leurs derniers bastions et leur repli sur Bougie ne les sauvera pas de la disparition mais l’appel à la croisade d’Innocent III et l’unité réalisée par les royaumes chrétiens vont se révéler fatals à la puissance almohade.


La Grande Reconquête

Le 16 juillet 1212, la victoire de Las Navas de Tolosa décide du sort de l’Espagne et, dès 1216, les Mérinides marocains infligent une première défaite aux troupes du calife Yusuf II al-Mustansir. À partir des années 1220, le roi de Castille Ferdinand III peut entamer la « Grande Reconquête », relayée à l’est de la péninsule par le roi d’Aragon Jaime Ier el Conquistador. Les chrétiens vont alors profiter du vaste mouvement de révolte qui secoue Al-Andalus à l’appel de Muhammad ben Yusuf ben Hud, un descendant des anciens souverains de Saragosse qui, une fois maître de Murcie, prétend restaurer la légitimité des califes abbassides de Bagdad. Quand Séville reconnaît en 1229 son autorité, c’est la fin de l’Empire almohade d’Espagne et la poussée chrétienne devient alors irrésistible, au cours de la période dite des « troisièmes taifas ». Ibn Hud est battu par les Castillans à Alange en 1230, l’année qui voit la reconquête de Majorque par les Catalans et les Aragonais. La chute de Cordoue en 1236, celle de Valence en 1238, enfin celle de Séville en 1248 concluent la « grande Reconquête » qui ne laisse à l’islam andalou que le petit royaume nasride de Grenade. Complètement anéantie en 1269 par ses rivaux mérinides, la dynastie almohade avait profondément marqué l’histoire andalouse.


Un XIIe siècle opulent

La seconde moitié du XIIe siècle fut une époque d’opulence pour l’Espagne musulmane, riche de ses diverses productions agricoles et artisanales, au moment où la réforme monétaire réalisée en 1185 par Abu Yusuf Yakoub al Mansur, qui règne de 1184 à 1199, doublait le poids de métal précieux du dinar d’or – ce qui sera à l’origine du « doublon ». La prospérité du pays, dont le développement est favorisé par la légèreté des impôts, contribue à l’essor de plusieurs grandes villes. Outre Séville, devenue sous les Almohades la capitale d’Al-Andalus, Cordoue, Almeria, dont le géographe Al-Idrisi nous a donné une superbe description, Grenade, Majorque, Saragosse, Malaga et Valence s’étendent sur plus de quarante hectares. Ceintes de puissantes murailles, elles comptent de nombreux faubourgs et sont animées par des marchés que parcourent les muhtasib, contrôleurs des poids et mesures – mais aussi des prix – chargés de la police commerciale.

Les fouilles des résidences rurales réalisées à Mertola, près de l’embouchure du Guadiana, et à Cieza, dans la province de Murcie, révèlent ce qu’était la qualité de la vie dans l’Espagne des Almohades où les plus fortunés consacraient beaucoup de temps aux plaisirs de la chasse ou de la table et perpétuaient, malgré le rigorisme religieux importé par les nouveaux maîtres du pays, un art de vivre hérité du califat ommeyade.


Intellectuels, philosophes et médecins

Alors qu’à l’époque almoravide, les influences culturelles – notamment dans le domaine de l’architecture – s’étaient exercées d’Espagne vers le Maroc, c’est l’inverse qui se produit sous les Almohades. Malgré les mesures prises contre les musiciens en 1191, la poésie, illustrée par les Grenadins Nazhun et Hafsa et par Hamad, né à Guadix, conserve droit de cité. De brillants médecins apparaissent auprès des califes almohades, parmi lesquels Abu Bakr ibn Tufayl de Guadix ou le Cordouan Abu Marwan abd al-Malik ibn Qasim.

Abul Walid ibn Rushd (1126-1198), que nous connaissons sous le nom d’Averroès, fut le commentateur et l’interprète d’Aristote, l’un des plus grands philosophes musulmans, celui qui transmit à l’Occident chrétien la pensée du Stagyrite. Opposé au mysticisme d’Al-Ghazali, il est aussi un grand médecin, auteur d’un traité encyclopédique consacré à son art. Il est exilé à Lucena par les Almohades qui font brûler ses ouvrages philosophiques et une tradition rapporte même qu’il fut obligé de se tenir devant la porte de la mosquée pour y recevoir les crachats des fidèles mais il fut finalement réhabilité et accueilli à la cour almohade de Marrakech. Abenzoar (1094-1162) illustre également à cette époque la grande tradition médicale arabo-musulmane.

Une autre des grandes figures intellectuelles du temps est Moïse ben Maïmon, que nous connaissons sous le nom de Maïmonide (1135-1204). Contraint de se convertir contre son gré à l’islam et à fuir l’Espagne en raison de l’intolérance almohade, il séjourna en Afrique du Nord avant de gagner l’Égypte des sultans ayyoubides où il deviendra le médecin personnel de Saladin. Esprit universel, Maïmonide réconcilie, dans son Guide des égarés, la tradition juive et la philosophie d’Aristote.


Une remarquable architecture civile, militaire et religieuse

La décision des Almohades d’investir dans de grands travaux publics une bonne partie du cinquième du butin revenant au calife leur permet de réaliser, à partir des années 1160, de nombreuses constructions religieuses ou civiles et de fortifier les frontières d’Al-Andalus. Les souverains berbères ont ainsi imprimé leur marque à l’architecture militaire ibérique, ce dont témoignent les enceintes de Cordoue, Badajoz, Caceres, Séville, Trujillo ou Ecija et les forteresses telles que Alcala de Guadaira ou Tabernas, qui contrôle la route reliant Almeria à Murcie en même temps que les accès à la Sierra de los Filabres. Construite face à Séville sur l’autre rive du Wadi al-Qabir, le « Grand Fleuve », devenu aujourd’hui notre Guadalquivir, la Torre del Oro – qui doit son nom aux tuiles de faïence lustrée à reflets dorés qui la recouvraient jadis – demeure, avec l’élégante Giralda, qui fut le minaret de la mosquée transformée en cathédrale, l’un des monuments les plus célèbres de l’époque almohade ; il convient d’ajouter la chapelle de Santa Maria la Real de l’Alcazar de Jerez de la Frontera, la munya ou résidence campagnarde du Castillejo de Monteagudo et l’Alcazar de Séville, contemporain du roi de Castille Pierre le Cruel mais qui conserve de nombreux éléments remontant à l’époque almohade, voire au palais d’Al-Motamid… En terre chrétienne, les décors en stuc du monastère de las Huelgas, près de Burgos, ou ceux de l’ancienne synagogue Santa Maria la Blanca de Tolède sont par ailleurs directement inspirés des modèles almohades.


Des artisans habiles

La tradition des coffrets et des pyxides d’ivoire, si vivante en Al-Andalus à l’époque ommeyade, se perd après le XIe siècle mais, durant la première moitié du XIIe, ce sont des ateliers cordouans qui réalisent pour les Almoravides les chaires de bois sculpté incrustées d’ivoire, les minbar destinées à la Kutubiya de Marrakech et à la mosquée Qaraouyne de Fès. Les fouilles réalisées à Murcie ont révélé par ailleurs la qualité de la céramique et des décors d’intérieur caractéristiques de l’époque almohade, dans une région musulmane qui sut toujours préserver son identité sous la domination berbère.

La victoire chrétienne de Rio Salado, remportée sur les Mérinides en 1340, mettra un terme aux tentatives marocaines d’intervention en Espagne mais cette époque suscite dans l’Occident musulman de puissantes nostalgies, ainsi celles d’Abul Hasan Hazim al-Qartayanni qui, mort à Tunis en 1285, évoque dans sa Qasida maqsura la douceur de vivre perdue d’Al-Andalus dont les villes et les campagnes étaient, selon lui, « devenues désolées et tristes au pouvoir des chrétiens ».

Philippe Conrad
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